Les matériaux, une histoire de sens

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Tout aussi important que la performance, l’aspect psychosensoriel d’un matériau passe souvent inaperçu. Il est pourtant capital dans le processus d’acceptation du produit par le consommateur. Abdessalam Dahoun, chercheur en sciences et génie des matériaux à Mines Nancy, est spécialiste de la question. Il a ainsi piloté la session dédiée lors du colloque « Matériaux : réalités et nouvelles frontières » de l’Institut Mines-Télécom le 31 mars dernier. Au travers d’exemples concrets, il nous présente le lien étroit entre les propriétés des matériaux et notre perception de ceux-ci.

 

Achèteriez-vous une bouteille d’eau en plastique opaque ? Ou un pack de six bouteilles d’eau métalliques ? Probablement pas. Peut-être pensez-vous le contraire, mais plusieurs travaux menés sur des attitudes d’achat montrent que le consommateur est plus réticent envers une bouteille d’eau non transparente. « Nous sommes éduqués à un besoin de voir l’eau dans le contenant » insiste Abdessalam Dahoun, chercheur à Mines Nancy. L’un des grands aspects de ses travaux consiste à appréhender les aspects psychosensoriels des matériaux. Il témoigne d’une rencontre avec un grand producteur et distributeur d’eau minérale : « Les ingénieurs de l’entreprise m’expliquaient qu’ils avaient un problème sur la mise en forme des bouteilles. Elles n’étaient pas tout à fait transparentes, juste translucides : il était possible de voir à travers mais avec une certaine opacité. Tout le lot est revenu car personne n’achetait ces bouteilles en magasin. »

Cet exemple montre bien que la perception d’un produit par le consommateur est intimement liée aux propriétés des matériaux, si bien que des paramètres comme la sensation au toucher ou l’aspect visuel auront potentiellement un très fort impact sur son acceptation. « Si le matériau n’est pas cohérent avec le produit, il peut y avoir un rejet » assure Abdessalam Dahoun. Le chercheur illustre ses propos avec un exemple, littéralement à portée de main : « Devant moi j’ai une tasse en céramique, qui a un toucher très lisse. La même tasse dans une matière plus rugueuse ne serait pas forcement aussi agréable à utiliser ». Comme les aspects psychosensoriels sont intriqués au confort d’utilisation, ils représentent un enjeu fort dans le développement d’un produit. Ils agissent en élément différenciateur, et peuvent donc donner un avantage concurrentiel. Lors de l’achat d’un ordinateur portable par exemple, le design revêt une importance capitale. « Entre un ordinateur en aluminium brossé, et un autre en plastique, le client est prêt à payer plus cher le premier parce qu’il n’a pas la même sensation avec » explique le chercheur.

 

La transparence de l'eau étant associée à la qualité, le contenant reflète ce critère.

La transparence de l’eau étant associée à la qualité, le contenant reflète ce critère.

 

Les aspect psychosensoriels : un paramètre loin d’être minimisé

Le choix des matériaux est souvent fait dès les premiers coups de crayon lors de la phase de conception. Mieux, certains produits sont développés spécifiquement, en utilisant de nouveaux matériaux, pour améliorer la perception par rapport à un modèle précédent, à fonction et performance égales. C’est le cas par exemple de certaines tôles. Si leur rôle ne change pas, des modèles intègrent, entre deux surfaces métalliques, une couche polymère. Les capacités de déformation s’en retrouvent inchangées mais la tôle résonne moins — la couche de polymère absorbant les chocs. Dans le cas des voitures, « certains constructeurs ajoutent des composés chimiques aux plastiques pour garder l’odeur du neuf durant des mois » s’amuse Abdessalam Dahoun.

À l’inverse, il n’est pas rare que des propriétés sensorielles d’un matériau cherchent à être supprimées pour améliorer l’acceptation et la perception du produit final par le consommateur. Les couverts en acier inoxydable en sont une bonne illustration. Contrairement à l’argent, qui s’oxyde et forme alors en surface un dépôt au goût amer, l’inox garde toujours un caractère neutre en bouche grâce au chrome qu’il contient et dont l’oxyde est insipide. Dans la même logique, certaines compagnies aériennes de grand standing ont changé le contenant de leurs plateaux repas pour ne pas altérer le goût des aliments. « Le métal a laissé place à la céramique, puis au polyéthylène qui est hydrophobe : il possède une tension de surface qui empêche le contact avec l’aliment » décrit le chercheur.

 

Améliorer la perception au détriment de la qualité ?

Mais si les aspects psychosensoriels des matériaux sont si importants, peuvent-ils être optimisés au détriment de la performance ? Selon Abdessalam Dahoun : « Cela peut arriver, mais pas sur des produits de haute technologie ». Aussi les habillages intérieurs d’avions tels que l’A380 sont très subtils, car il leur faut répondre à des normes de sécurité drastiques. L’évacuation d’un avion devant se faire en 90 secondes, les matériaux sont choisis pour dégager le moins de fumée possible durant ce délai. En revanche, « des voitures chinoises de piètre qualité utilisent des matériaux aux propriétés psychosensorielles formidables, mais elles ne sont pas acceptées en France parce qu’elles ne passent pas les crash test 5 étoiles », explique le chercheur.

D’un pays à l’autre, les différences peuvent être nombreuses, et pas seulement concernant la primauté de la performance sur le confort. Les attentes des consommateurs et leur perception sont aussi liées aux effets de mode, qui dépendent des cultures. Les constructeurs automobiles ont donc plusieurs chaînes de production, avec sur chacune des matériaux spécifiquement choisis pour donner des propriétés psychosensorielles particulières. « Un modèle de Porsche Cayenne en Europe est bien différent de son équivalent aux Etats-Unis » illustre Abdessalam Dahoun. Ainsi, la bouteille d’eau transparente évoquée en introduction n’a pas nécessité à être transparente dans tous les pays du monde. Et même en France, la règle souffre d’une exception : Perrier vend en effet des canettes métalliques d’eau, et commercialise des bouteilles bien plus opaques que ses concurrents. Un positionnement assumé, qui fait désormais partie de l’identité de la marque. Preuve que « la publicité joue un rôle majeur. C’est elle qui fait qu’un produit aux aspects psychosensoriels différents est accepté ou non par le client », conclut le chercheur.

 

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Le+bleu

Du lait pour remplacer les boissons énergisantes

 

En 2008, une circulaire du ministère de la Santé interdisait la consommation de boissons énergisantes dans les établissements scolaires. Abdessalam Dahoun a donc travaillé avec ses élèves ingénieurs pour remplacer celles-ci par… du lait ! jugé plus sain. Problème : les lycéens ou collégiens se tournent difficilement vers cette boisson qu’ils associent à l’enfance. Pour pallier cette barrière psychosensorielle, le chercheur et son équipe d’étudiants ont alors réfléchi à un prototype de boîte métallique en forme de pie de vache. Le contenant, appelé « Moo », gagne ainsi un atout ludique qui convainc les adolescents. Ce projet a été soumis à un concours de l’association BCME qui rassemble les trois plus grands producteurs d’emballages boisson en Europe. Abdessalam Dahoun et ses étudiants ont remporté le premier prix de design et packaging.

La boîte Moo permet d'accrocher le regard du consommateur afin qu’il comprenne immédiatement son contenu et son usage.

La boîte Moo permet d’accrocher le regard du consommateur afin qu’il comprenne immédiatement son contenu et son usage.

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3 réponses
  1. Olivier Eterradossi dit :

    « matériaux : une histoire de sens » : la thématique n’est pas neuve dans les écoles des mines

    à l’Ecole des mines d’Alès, une équipe « propriétés psychosensorielles des matériaux » œuvre depuis 1992 (avec entre autre l’organisation de 2 colloques internationaux « Matériaux et sensations » en 2004 et 2008)

    à l’institut Carnot MINES, un groupe « sensomines » réunit des centres de recherche de Mines ParisTech, Saint-Etienne et Alès depuis 2008

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