Quèsaco le digital labor ?

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La réalité derrière les plateformes numériques : des micro-travailleurs payés quelques centimes pour cliquer, cliquer, cliquer...

Sommes-nous tous des ouvriers des plateformes numériques ? C’est la question que pose un nouveau champ de recherche : le digital labor. En utilisant nos données personnelles, les entreprises du web créent une valeur considérable. Mais quelle rétribution en tirons-nous ? Antonio Casilli, chercheur à Télécom ParisTech et spécialiste du digital labor, donnera le 10 juin prochain une conférence sur le sujet lors de Futur en Seine, à Paris. À cette occasion, il décortique pour nous les raisons du déséquilibre entre plateformes et usagers, ainsi que ses conséquences.

 

Que se cache-t-il derrière le terme de « digital labor » — que l’on pourrait traduire littéralement par « travail numérique » ?

Antonio Casilli : Le digital labor est avant tout un domaine de recherche relativement nouveau. Il est apparu à la fin des années 2000 et il explore les nouvelles manières de créer de la valeur sur les plateformes numériques. En particulier, il pointe l’émergence d’une nouvelle manière de travailler : « tâcheronisée » et « dataifiée ». Ce sont des mots barbares qu’il faut définir pour bien comprendre. « Dataifiée », parce qu’il s’agit de produire de la data pour que les plateformes numériques en tirent de la valeur. « Tâcheronisée », car pour produire de la data efficacement il faut standardiser le geste humain et le réduire à son unité la plus petite. Ceci introduit un effet de fragmentation des savoirs complexes, ce qui se superpose à des risques de déqualification et de déstructuration des métiers traditionnels.

 

Concrètement, qui effectue ce travail dont il est question ?

AC : Des micro-travailleurs qui sont recrutés par le biais de plateformes numériques. Ce sont les petites mains, les travailleurs du clic derrière les API. Mais dans la mesure où ce cas de figure se généralise, on pourrait répondre : n’importe quel travailleur effectue du digital labor. Et même : n’importe quel consommateur. Si nous adoptons cette perspective, n’importe qui, inscrit sur Facebook, Twitter, Uber, Amazon, YouTube, est un travailleur du clic… Vous, moi, nous produisons du contenu : des vidéos, des photos, des commentaires… Derrière ce contenu se cachent des métadonnées, qui intéressent les plateformes. Facebook n’est pas intéressée par le contenu de vos photos, par exemple. La plateforme est intéressée par où et quand la photo a été prise, par la marque de l’appareil qui a photographié. Et ces données, vous les produisez de manière tâcheronisée puisque pour vous c’est un simple clic sur une interface numérique. Ce digital labor est non rémunéré, puisque vous ne touchez aucune rétribution financière pour ce travail. Mais cela reste du travail : c’est une source de valeur, tracée, mesurée, évaluée, et encadrée contractuellement par les conditions générales d’usage des plateformes.

 

Existe-t-il un digital labor qui n’est pas gratuit ?

AC : Oui, c’est l’autre catégorie du digital labor : le travail micro-payé. Des personnes sont rémunérées pour cliquer toute la journée sur des interfaces et réaliser des tâches hyper simples. Ces tâcherons sont le plus souvent situés en Inde, aux Philippines, ou dans des pays en voie de développement, où le salaire moyen est bas. Ils reçoivent une poignée de centimes de dollars pour chaque clic.

 

Quel intérêt les plateformes tirent-elles de cette main d’œuvre ?

AC : Rendre les algorithmes plus performants. Amazon a par exemple un service de micro-travail qui s’appelle Amazon Mechanical Turk, qui est certainement la plateforme de micro-travail la plus connue au monde. Leurs algorithmes de recommandation d’achat, par exemple, ont besoin de s’entraîner sur des grandes bases de données de qualité pour être efficaces. Les tâcherons sont là pour trier, annoter, qualifier les images des produits proposés par Amazon. Ils sont là pour en extraire des informations textuelles pour les clients, traduire des commentaires pour améliorer les propositions d’achats secondaires dans d’autres langues, écrire les descriptions de produits…

Je cite Amazon mais ce n’est pas le seul exemple. Les géants du numérique se sont tous dotés de services de micro-travail. Microsoft se sert d’UHRS, Google de son service EWOQ… Derrière Watson, l’intelligence artificielle d’IBM présentée comme une de ses plus belles réussites dans le domaine, il y a MightyAI. Cette entreprise rémunère des micro-travailleurs pour entraîner Watson, et a pour devise « Train data as a service ». Dessus, les micro-travailleurs indiquent par exemple sur des images le ciel, les nuages, les montagnes, etc. afin d’entraîner des algorithmes de reconnaissance visuelle. C’est une pratique très répandue. Il ne faut pas oublier que derrière l’intelligence artificielle, il y a avant tout des humains. Et ces humains sont avant tout des travailleurs, dont les conditions de travail et les droits doivent être respectés.

Les tâches proposées sur Amazon Mechanical Turk sont rémunérées quelques centimes pour des tâches aussi répétitives que « répondre à un questionnaire sur le scénario d’un film ».

 

Cette forme de digital labor est un peu différente de celle que j’effectue puisqu’il s’agit là d’effectuer des tâches plus techniques.

AC : Au contraire, il s’agit de tâches simples, qui ne demandent pas un savoir expert. Disons-le haut et fort : le travail des micro-tâcherons et des foules anonymes des usagers de plateformes n’est pas un travail de « sublimes », d’experts d’informatique, d’ingénieurs et hackers. Au contraire, il exerce une pression vers le bas sur les rémunérations et les conditions de travail de cette portion de la force de travail. Le risque pour un ingénieur du numérique aujourd’hui n’est pas de se faire remplacer par un robot, mais que son travail soit délocalisé par son entreprise au Kenya ou au Nigeria où il sera réalisé par des micro-tâcherons du code recrutés par de nouvelles entreprises comme Andela, la startup financée par Mark Zuckerberg. Il faut comprendre que les micro-tâches ne sont pas un métier qui mobilise des savoirs complexes : écrire une ligne, transcrire un mot, saisir un chiffre, labéliser une image. Et surtout cliquer, cliquer, cliquer…

 

Est-ce que je peux percevoir l’influence de ces clics en tant qu’utilisateur ?   

 AC : Les tâcherons recrutés par ces véritables « fermes à clic » peuvent également être mobilisés pour regarder une vidéo, écrire un commentaire ou mettre un like. C’est souvent ce qu’il se passe lors des grandes campagnes publicitaires ou politiques. Les entreprises ou partis ont un budget, ils délèguent la campagne numérique à une entreprise qui elle-même va déléguer à un prestataire… Et au final on se retrouve dans une situation où dans un bureau, quelque part, deux personnes ont un objectif irréalisable de devoir engager un million de personnes sur un tweet. Comme c’est impossible, elles utilisent leur budget pour générer des faux clics via des tâcherons. C’est aussi comme cela que des fake news prennent une ampleur incroyable : en étant supportées financièrement par des agences mal intentionnées qui paient une fausse audience. C’est d’ailleurs l’objet du projet de recherche Profane que je mène actuellement à Télécom ParisTech avec Benjamin Loveluck et d’autres collègues français et belges.

 

Les plateformes ne luttent-elles pas contre ce genre de pratiques ?

AC : Non seulement elles ne luttent pas contre ces pratiques, mais elles les ont intégrées dans leur modèle d’affaires. Pour les réseaux sociaux, les messages avec beaucoup de likes ou de commentaires augmentent l’envie des autres utilisateurs d’interagir et de générer du trafic organique. Ils consolident ainsi leur base d’utilisateurs. En plus de cela, ces plateformes ont aussi recours à ces pratiques, par le jeu des chaînes de sous-traitance. Lorsque vous faites une campagne sponsorisée sur Facebook ou Twitter, vous avez beau calibrer votre cible de la meilleure façon qui soit, vous finissez toujours par avoir des clics générés par des micro-tâcherons.

 

Mais si ces tâcherons sont rémunérés pour liker ou commenter, cela ne pose-t-il pas des questions par rapport aux tâches que font les utilisateurs classiques ?

AC : Le nerf de la guerre est là. Aux yeux de la plateforme, il n’y a pas de différence entre moi et un travailleur du clic rémunéré à la micro-tâche. Nos deux likes ont la même signification financière pour elle. C’est pourquoi, dans le premier cas de figure comme dans le second, on parle de digital labor. C’est pour cela aussi que Facebook fait face à un recours collectif déposé auprès de la Cour de justice de l’Union européenne par 25 000 utilisateurs. Ils demandent 500 € par personne pour toute la donnée qu’ils ont produite. Google a également fait face à une plainte pour ses Recaptcha, par des usagers qui demandaient à être requalifiés en employés de la firme de Mountain View. Recaptcha était un service qui enjoignait aux utilisateurs de certifier qu’ils n’étaient pas des robots en identifiant des mots peu lisibles. Les données récoltées servaient à améliorer les algorithmes de reconnaissance textuelle de Google Books pour la numérisation des livres. La plainte a échoué mais elle a fait prendre conscience de la notion de digital labor. Et surtout, elle a provoqué une prise de conscience interne auprès de Google, qui a ensuite abandonné le système Recaptcha.

 

Les utilisateurs classiques pourraient-ils alors être rémunérés pour les données qu’ils fournissent ?

AC : Dans la mesure où les micro-tâcherons payés quelques centimes par clic et les utilisateurs lambda réalisent le même type de geste productif, il est légitime de se poser la question. Le 1er juin dernier, Microsoft a décidé de rémunérer en bons d’achat les utilisateurs de Bing pour les convaincre d’utiliser leur moteur de recherche plutôt que Google. Il est possible pour une plateforme d’avoir un prix d’utilisation négatif – c’est à dire de payer ses usagers pour leurs usages. La question qui se pose est de savoir à quel moment ce genre de pratique est assimilable à un salaire, et si le prisme salarial est le plus adapté politiquement et le plus viable socialement. On rentre là dans des questions classiques de la sociologie du travail. Elles peuvent aussi concerner les chauffeurs Uber, qui vivent de l’application et dont les données sont utilisées pour entraîner des voitures autonomes. Les corps intermédiaires et les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer dans ce contexte. Il existe des initiatives, comme celle du syndicat IG Metal en Allemagne, qui visent à valoriser le micro-travail et à instaurer des négociations collectives pour faire valoir les droits des tâcherons du clic, et plus globalement de tous les travailleurs des plateformes.

 

Plus généralement c’est la question de ce qu’est une plateforme numérique qui semble être posée.

AC : Pour moi, il vaut mieux reconnaître le caractère contractuel établi entre une plateforme et ses utilisateurs. Les conditions générales d’utilisation devraient être renommées « contrats d’exploitation à fins commerciales des données et des tâches réalisées par des humains » — si la finalité est commerciale. Car c’est ce que toutes les plateformes ont en commun : extraire de la valeur des données, et décider qui a le droit de les exploiter.

 

 

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Retrouvez Antonio Casilli à Futur en Seine le 10 juin prochain à Futur en Seine. Il participera à la conférence « Digital Labor : à quel point l’intelligence artificielle est-elle humaine ? » qui se tiendra de 12 h 20 à 13 h à la grande halle de La villette.

Plus d’informations et inscriptions sur le site de Futur en Seine.

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