Dans les entrailles du langage : pourquoi parlons-nous ?

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Le langage humain est un mystère. Dans une société où l’information a de la valeur, qu’est-ce qui justifie que nous parlions à autrui sans contrepartie ? Plus intrigant encore : quels processus régissent nos communications, qu’il s’agisse d’un débat profond ou d’une conversation spontanée avec une connaissance ? Ce sont ces problématiques qui animent les recherches de Jean-Louis Dessalles, chercheur en informatique à Télécom ParisTech. Ses travaux l’ont amené à reconsidérer la vision de l’information adoptée par Claude Shannon, pionnier de la discipline. Il en résulte des théories originales et des modèles de la conversation qui décrivent aussi bien les discussions futiles que les débats les plus argumentés.

 

Pourquoi parlons-nous ? Et de quoi parlons-nous ? Nourri de l’optimisme du jeune chercheur, Jean-Louis Dessalles pensait pouvoir répondre à ces deux questions en quelques mois après sa thèse obtenue en 1993. Près de 25 années ont passé aujourd’hui, et le sujet de ses recherches n’a pas changé. Depuis son bureau du département Informatique et Réseaux de Télécom ParisTech, il continue de s’intéresser au langage. Ses travaux rompent avec l’approche classique adoptée par les chercheurs en sciences de l’information et de la communication. « La discipline s’intéresse surtout aux façons d’envoyer un message, mais pas à ce qui est envoyé, ni à pourquoi un message est envoyé » souligne-t-il, s’opposant ainsi à l’approche de la communication telle que décrite par Claude Shannon en 1948.

L’intérêt des communications, ainsi que les motivations sous-jacentes à ces échanges d’information, sont pourtant des problématiques légitimes et complexes. Comme le chercheur l’expliquait dans le film Le grand roman de l’Homme, sorti en 2014, communiquer est un acte contradictoire de certaines théories comportementales. La théorie des jeux par exemple, parfois utilisée en économie pour décrire et analyser des mécanismes comportementaux, peine à justifier l’apport des communications entre humains. Selon cette théorie, et en attachant une valeur à toute information, les situations de communication attendues consisteraient à ce que chaque acteur donne un minimum d’information, et essaie d’en capter un maximum de la part d’autrui. Or ce n’est pas cette logique qui anime les humains dans les discussions de tous les jours. « Il faut donc plonger le jeu de la communication dans un jeu social » déduit Jean-Louis Dessalles.

En décortiquant les corpus scientifiques de situations de communication (entretiens, attitudes sur des forums en ligne, discussions…) il a alors tenté de trouver une explication au don d’information utile. L’hypothèse qu’il émet aujourd’hui est compatible avec l’ensemble des communications observées : pour lui, le don d’une information de qualité n’est pas motivé par un gain économique — comme le supposerait la théorie des jeux — mais par un gain de représentation sociale. « Sur les forums techniques en ligne par exemple, les experts ne répondent pas par altruisme, ou par intérêt monétaire. Ils rivalisent pour donner la réponse la plus complète afin d’asseoir leur statut d’expert. Ils gagnent ainsi une existence sociale » pointe le chercheur. Parler, démontrer notre capacité à rester informé, c’est alors se positionner dans la hiérarchie d’une société.

 

Quand l’inattendu délie les langues

Une fois la question du « pourquoi parlons-nous ? » élucidée, il reste encore à savoir de quoi nous parlons. Jean-Louis Dessalles ne s’est pas intéressé ici aux sujets des discussions, mais plutôt aux mécanismes généraux qui dominent l’action de communication. Après avoir analysé en détail des dizaines d’heures d’enregistrement, il est parvenu au résultat qu’une grande part des échanges spontanés est structurée autour de ce qui est inattendu. Les déclencheurs de conversations spontanées sont en effet des évènements que l’humain considère comme improbables, anormaux — au sens où la normalité d’une situation est brisée. Une personne mesurant plus de 2 m, une série de voitures de la même couleur garées à côté, un tirage de loto dont tous les chiffres se suivent sont autant d’exemples susceptibles de provoquer un étonnement chez un individu, et d’engager spontanément une conversation avec un interlocuteur.

Pour expliquer cet engagement basé sur l’inattendu, Jean-Louis Dessalles a développé une théorie de la simplicité. Ainsi selon lui, ce qui est inattendu correspond avant tout à quelque chose de simple à décrire. Simple, car il est toujours facile de décrire une situation qui sort de l’ordinaire, en la mettant simplement en regard avec ce qui est attendu. Ainsi, décrire une personne mesurant plus de 2 m est aisé, puisque ce critère en soi suffit à établir un point de narration. En revanche, décrire un individu de taille normale, avec un poids normal, des habits courants et un visage sans signe distinctif particulier demande une description beaucoup plus complexe pour parvenir à le définir.

Si la simplicité est donc un moteur des conversations spontanées, il existe également une seconde grande catégorie de discussion : les conversations argumentées. Ici, plus question d’inattendu. Ce genre d’échange suit cette fois-ci un modèle défini par Jean-Louis Dessalles et appelé CAN, pour « conflit, abduction, négation ». « Pour démarrer une argumentation, il faut qu’il y ait un conflit, une opposition de point de vue. L’abduction est l’étape suivante, elle consiste à remonter à la cause du conflit pour l’y déplacer et déployer ses arguments. Et enfin la négation permet de passer au contrefactuel afin de réfléchir aux solutions permettant de résoudre le conflit. » Au-delà de la simple description, le modèle CAN pourrait permettre le développement des intelligences artificielles (voir encadré).

 

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Quand l’intelligence artificielle s’intéresse aux théories du langage

« La machine doit pouvoir avoir une conversation sensée pour paraître intelligente » assure Jean-Louis Dessalles. Pour le chercheur, le test inventé par Alan Turing, consistant à décréter une machine intelligente si un humain ne peut la discerner d’un autre humain en conversant avec elle, a toute sa légitimité. Ses travaux trouvent donc leur place dans le développement d’intelligences artificielles capables de réussir ce test. Il est en effet primordial de comprendre les mécanismes des communications humaines pour les transmettre aux machines. Une machine intégrant le modèle CAN serait ainsi plus à même de débattre avec un humain. Dans le cas d’un GPS, cela permettrait de pouvoir définir des itinéraires sur des paramètres autres que temporels ou kilométriques. Argumenter avec un GPS sur ce que nous attendons d’un trajet — des beaux paysages par exemple — de manière logique, étendrait considérablement la qualité de l’interface humain machine.

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Dans les heures de conversations enregistrées par le chercheur, la répartition entre discussions spontanées induites par l’inattendu et argumentations est respectivement de 25 % et 75 %. Mais il note que la frontière n’est pas forcément stricte, car une narration spontanée peut mener à un débat plus profond, qui basculera dans le modèle CAN. Ces résultats se posent ainsi en réponse à la question « de quoi parlons-nous ? » et viennent concrétiser des années de recherche. Pour Jean-Louis Dessalles, c’est une preuve que « la naïveté paie ». L’insouciance de ses débuts l’aura finalement conduit à théoriser au fil de sa carrière des modèles sur lesquels l’humain base ses communications, et sur lesquels il continuera probablement de s’appuyer encore longtemps.

 

[author title= »Jean-Louis Dessalles, informaticien du langage humain » image= »https://imtech.imt.fr/wp-content/uploads/2017/09/JL_Dessalles_portrait_bio.jpg »]Diplômé de Polytechnique et de Télécom ParisTech, Jean-Louis Dessalles devient de fait chercheur en informatique après sa thèse obtenue en 1993. Difficile alors de voir le lien avec les questions du langage humain et de ses origines, d’ordinaire réservées aux linguistes ou ethnologues. « J’ai choisi de m’intéresser au sujet avec les armes que j’avais à disposition, et qui sont les sciences de l’information » se défend-il.

Il en résulte des recherches qui se placent en contrepoint de l’approche probabiliste de Claude Shannon, comme il l’a présenté au colloque de l’Institut Henri Poincaré en octobre 2016 à l’occasion du centenaire du père de la théorie de l’information.

Ses réflexions sur les informations font notamment l’objet du livre Le fil de la vie, publié aux éditions Odile Jacob en 2016. Il est également l’auteur de plusieurs livres sur la question de l’émergence du langage.[/author]

Rédaction : Umaps, Benjamin Vignard

Retrouvez ici tous les articles de la série « Carnets de labos »

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