Débat : La taxe carbone, un outil en trompe-l’œil

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Carbon Tax, Taxe carbone, Fabrice Flipo

Fabrice Flipo, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom

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[dropcap]L[/dropcap]e climat se réchauffe et se dérègle : il faut agir. Sur The Conversation France, Christian de Perthuis, spécialiste de la question, s’est récemment réjoui de l’introduction en France depuis 2014 de la taxe carbone et de sa hausse progressive.

Se référant à la « valeur Quinet » (environ 90 euros), l’auteur laisse entendre que l’atteinte de ce prix « garantirait » la division par quatre des émissions de gaz à effet de serre, dont l’accumulation dans l’atmosphère perturbe l’équilibre climatique.

La France serait ainsi en bonne voie et ferait même partie d’un « club restreint » de bons élèves. La Suède, avec sa taxe carbone à 110 euros, est citée comme exemple. Les inégalités en matière d’accès à l’énergie seraient compensées par un chèque précarité. Seul point noir au tableau, l’impopularité de la taxe carbone.

La dépendance aux énergies fossiles

Cette démonstration est séduisante mais en trompe-l’œil.

Rappelons d’abord que la Suède dépend moins des combustibles fossiles que la France : ils représentent environ 30 % de son bilan en énergie primaire contre 50 % pour notre pays. Et encore, l’Hexagone est-il bien plus dépendant que ces chiffres ne le laissent paraître.

Il faut en effet rappeler que « l’énergie primaire » correspond à l’énergie produite sur un territoire, à laquelle s’ajoute l’énergie importée. Ce chiffre diffère de « l’énergie finale » qui désigne l’énergie facturée au consommateur. Entre ces deux catégories se logent les pertes. Or cet écart est de 70 % entre énergie primaire et finale pour le nucléaire, incontournable dans le mix énergétique français.

À la lumière de ces chiffres, on comprend aisément qu’il soit plus facile à la Suède d’agir sur ces émissions de gaz à effet de serre.

 

La transition que la Suède a réalisée au cours des dernières décennies ne tient d’autre part pas au seul concours de la taxe carbone. Si ce pays est passé d’une part de 70 % de fossiles dans les années 1970 à environ 30 % dans son bilan en énergie primaire, c’est par un ensemble de mesures combinées, dont des subventions et le développement de filières locales ; mais aussi en raison d’une grave crise économique, dans les années 1990.

Celle-ci a entraîné une dévaluation qui s’est traduite par un accroissement considérable du prix des énergies fossiles, changeant fortement et durablement les conditions locales de marché. La Suède a enfin développé une production d’électricité s’appuyant principalement sur l’hydraulique et le nucléaire. Et la « décarbonation » est également passée par un fort développement des réseaux de chaleur urbains et une politique très incitative sur les renouvelables.

La taxe est donc à comprendre comme s’inscrivant dans une stratégie lisible et générale, reposant sur un soutien politique fort, ce qui n’est pas le cas en France. Le 10 juin 2016, les cinq principaux partis politiques suédois ont conclu un accord sur la politique énergétique du pays.

Il y est notamment fixé comme objectif que la Suède ne soit plus émettrice nette de gaz à effet de serre à l’horizon 2045 et que la production électrique nationale provienne en intégralité des énergies renouvelables dès 2040. Mesurée en énergie primaire, la Suède s’appuie déjà sur 36 % d’énergies renouvelables : c’est bien plus que la France qui stagne depuis 30 ans dans ce domaine (13 Mtep en 1970 sur un bilan de 170 Mtep, 24 sur un bilan de 260 Mtep en 2016).

Rien ne démontre ainsi que la taxe ait joué l’effet de levier que lui attribue Christian de Perthuis, bien au contraire. Notons également que la politique énergétique est régulièrement absente des débats publics en France.

Des émissions délocalisées

Mais tout n’est pas si rose (ou vert !) en Suède. Une partie importante de l’économie du pays est désormais consacrée au secteur tertiaire (services) et la part de l’industrie a baissé, comme en France. Les services comptent pour 72 % du PIB et 80 % de la main d’œuvre. Ce sont des chiffres comparables à la réalité française (respectivement 80 % et 76 %).

Ce qui signifie que Stockholm achète ailleurs, et ce de plus en plus, les biens consommés sur son territoire, à l’image des produits électroniques. La Suède délocalise donc les émissions de gaz à effet de serre liées à la fabrication de ces produits. En 2008, le WWF estimait ainsi à 17 % les émissions à ajouter au bilan suédois pour obtenir le total net de ses émissions. C’est toujours mieux que la France qui doit, elle, ajouter 40 %.

À part dans les discours, il n’y a donc actuellement aucun leadership de la France en matière climatique.

Paris et grand nombre de médias français préfèrent critiquer le charbon allemand pour ses émissions nocives, alors même l’Allemagne les a réduites de 25 % depuis 1990. Au nombreux commentateurs qui se concentrent sur les échecs présumés de l’Allemagne (peut-être pour mieux excuser nos propres échecs ?), rappelons que les émissions germaniques sont passées de 1041 MtCO₂ en 2000 à 901 en 2015.

L’Allemagne, moins tertiarisée, tire ses combustibles de son propre sol ; elle ne délocalise donc pas ses émissions. Si les émissions allemandes ne baissent plus depuis 2009, la politique de décarbonation reste toutefois inchangée outre-Rhin ; elle s’est juste adjoint une contrainte supplémentaire de sortie du nucléaire. Et l’on peut également douter que l’Allemagne réussisse ce qui apparaît également impossible en France (et partout ailleurs) : concilier la croissance infinie et le respect de la planète.

Les entreprises françaises, mauvaises élèves

Chaque pays du monde ne pourra pas continuer à « refiler » ses émissions au voisin. Ainsi, le découplage entre croissance économique et émissions de gaz à effet de serre évoqué par Christian de Perthuis dans son article ressemble bel et bien à une illusion.

La vérité est que la France est le 7ᵉ contributeur mondial au dérèglement climatique. Ceci s’explique par la masse des émissions cumulées sur une longue période, sachant que ce qui fait le réchauffement (et donc le dérèglement), ce ne sont pas les émissions annuelles de gaz à effet de serre mais bien leur accumulation progressive au cours des 150 dernières années.

Le réchauffement est fonction de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, donc du stock global de carbone qui s’y trouve. La France a beau émettre relativement peu en proportion aujourd’hui, elle a émis beaucoup dans le passé. On attendrait donc qu’elle montre l’exemple, comme elle s’y était engagée dans le cadre du Protocole de Kyoto.

Et soulignons ici que les politiques des multinationales françaises sont très loin de respecter les engagements du récent Accord de Paris en matière de lutte contre le changement climatique : ces politiques conduisent en effet à un réchauffement de 5,5 °C. Enfin, Suède et France, en misant sur le nucléaire, prennent des risques, malgré la certitude statistique d’un accident mise en lumière grâce aux modes de calcul révisés depuis la catastrophe de Fukushima.

Une question politique

Distribuer un chèque de 150 ou 200 euros pour faire face à la dépendance aux fossiles des plus pauvres est par ailleurs indécent dans un contexte d’enrichissement des plus fortunés et de stagnation des bas salaires au sein des pays développés. Les plus aisés continueront ainsi de consommer toujours plus, émettant ainsi toujours davantage de gaz à effet de serre.

On peut enfin s’interroger sur le fait que l’article de Christian de Perthuis puisse définir ce qu’est une « bonne politique » à partir d’une analyse purement économique, sans dimension pluridisciplinaire ni processus public d’expertise.

Depuis quelques décennies, nombre d’économistes s’entêtent à proposer cette taxe carbone, impopulaire et profondément inégalitaire, dans la mesure où cette taxe s’apparente à la TVA. Elle touche tous les budgets de manière aveugle.

Les plus riches et les activités à haute valeur ajoutée – celles qui « tirent » la croissance – la paieront sans même s’en apercevoir, continuant d’alimenter la machine à consommer plus ; tandis que les plus bas revenus, ou ceux dont le combustible représente une part significative de leur budget, seront touchés de manière importante, sans que cela n’ait de sens sur le plan politique.

Dans les budgets, la priorité continue d’être donnée à la route et à la voiture (+16 % sur 1990-2014 contre -14 % de voies ferrées). Et l’on voudrait dans le même temps pénaliser ceux qui s’en servent ? Veut-on ici réellement sauver le climat ?

The ConversationLa bonne solution réside dans la mobilisation populaire et les énergies créatrices ; le problème est politique et pas seulement économique. En l’occultant, on évite de mettre sur la table les obstacles réels, tels que les équilibres de marché entre grands opérateurs (voulant conserver leurs parts et arguant du temps qu’il leur faut pour évoluer) et innovateurs qui luttent pour se faire connaître.

 

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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