L’inquiétante trajectoire de la consommation énergétique du numérique

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consommation énergétique

Fabrice Flipo, Institut Mines-Télécom Business School

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[dropcap]L[/dropcap]e Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGEIET) a publié en novembre un rapport sur la consommation d’énergie du numérique en France. L’étude recense le parc, liste les consommations et en déduit leur montant global.

Les résultats sont plutôt rassurants, au premier abord. Par rapport à 2008, ce nouveau document note que la consommation numérique semble stabilisée, au niveau français, tout comme l’emploi et la valeur ajoutée du secteur.

Les transformations massives en cours (croissance des usages vidéo, « numérisation de l’économie », « plate-formisation », etc.) ne semblent pas se traduire dans l’énergie dépensée. Un constat qui s’expliquerait par les gains en efficacité énergétique, et par le fait que la progression de la consommation des smartphones et centres de données a été compensée par le déclin des télévisions et des PC. Ces conclusions optimistes méritent toutefois un examen plus approfondi.

61 millions de smartphones en France

Avant tout, voici quelques repères donnés par le rapport pour appréhender l’ampleur du parc numérique français. Le pays compte 61 millions de smartphones en service, 64 millions d’ordinateurs, 42 de téléviseurs, 6 millions de tablettes, 30 millions de box… Ces volumes déjà importants sont toutefois à prendre avec des pincettes, les auteurs du rapport estimant avoir fortement sous-évalué les équipements professionnels.

Les consommations. CGEIET, CC BY-NC-SA

Le rapport prévoit dans les prochaines années une croissance du parc de smartphones (notamment chez les personnes âgées), une baisse de celui des PC, la stabilisation des tablettes et une saturation du temps passé sur écran (qui s’établit aujourd’hui à 41h/semaine).

Le texte suggère néanmoins de rester attentif, notamment sur les nouveaux usages : la vidéo 4K puis 8K, les jeux sur cloud via 5G, la voiture connectée ou autonome, l’installation grandissante de centres de données en France et le stockage de données… Une hausse de 10 % de la vidéo en 4K en 2030 produirait à lui seul une hausse de 10 % de la consommation électrique globale du numérique.

Nous pensons que ces conclusions rassurantes doivent être pour le moins tempérées, pour trois principales raisons.

L’efficacité énergétique, pas éternelle

La première est l’efficacité énergétique. Le célèbre énergéticien Jonathan Koomey a établi en 2011 que la puissance de calcul par joule double tous les 1,57 ans.

Mais cette « loi » de Koomey résulte d’observations sur quelques décennies seulement : une éternité, à l’échelle du marketing. Pourtant, le principe de base du numérique est toujours le même, depuis l’invention du transistor (1947) : utiliser le déplacement des électrons pour mécaniser le traitement de l’information. La cause principale de la réduction de la consommation est la miniaturisation.

Or, il existe un seuil minimal de consommation d’énergie physique pour déplacer un électron, dit « minimum de Landauer ». Un tel minimum théorique ne peut être qu’approché, en termes technologiques. Ce qui signifie que l’efficacité énergétique va ralentir puis s’arrêter. Plus la technologie le côtoiera, plus les progrès seront difficiles : on retrouve en quelque sorte la loi des rendements décroissants établie par Ricardo voici deux siècles, à propos de la productivité de la terre.

La seule manière de surmonter la barrière serait de changer de paradigme technologique : déployer l’ordinateur quantique à grande échelle, dont la puissance de calcul est indépendante de sa consommation énergétique. Mais le saut à accomplir est gigantesque et prendra des décennies, s’il se produit.

Une croissance des données exponentielle

La seconde raison pour laquelle le constat du rapport est à relativiser est la croissance du trafic et de la puissance de calcul appelée.

Selon l’entreprise informatique américaine Cisco, le trafic décuple actuellement tous les 10 ans. Suivant cette « loi », il sera multiplié par 1 000 d’ici 30 ans. Aujourd’hui, un tel débit est impossible : l’infrastructure cuivre-4G ne le permet pas. La 5G et la fibre optique rendraient possible une telle évolution, d’où les débats actuels.

Regarder une vidéo sur un smartphone implique que des machines numériques – téléphone, centres de données – exécutent des instructions pour activer les pixels de l’écran, générant l’image et son changement. Les usages du numérique génèrent ainsi de la puissance de calcul, c’est-à-dire une quantité d’instructions exécutées par les machines. Cette puissance de calcul appelée n’a pas de rapport évident avec le trafic. Un simple SMS peut aussi bien déclencher quelques pixels sur un vieux Nokia ou un supercalculateur, même si bien entendu, la consommation d’énergie ne sera pas la même.

Dans un document datant déjà de quelques années, l’industrie des semi-conducteurs a tracé une autre « loi » : celle de la croissance régulière de la puissance de calcul appelée à l’échelle mondiale. L’étude montre qu’à ce rythme, le numérique aurait besoin, en 2040, de la totalité de l’énergie mondiale produite en 2010.

Ce résultat vaut pour des systèmes pourvus du profil moyen de performance de 2015, date de rédaction du document. L’étude envisage aussi l’hypothèse d’un parc mondial pourvu d’une efficacité énergétique 1000 fois supérieure. L’échéance ne serait décalée que de 10 ans : 2050. Si l’ensemble du parc atteignait la « limite de Landauer », ce qui est impossible, alors c’est en 2070 que la totalité de l’énergie mondiale (en date de 2010) serait consommée par le numérique.

Numérisation sans limites

Le rapport ne dit pas que les usages énergivores ne sont pas quelques pratiques isolées de consommateurs étourdis. Ce sont des investissements industriels colossaux, justifiés par le souci d’utiliser les fantastiques vertus « immatérielles » du numérique.

De toutes parts, on se passionne pour l’IA. L’avenir de l’automobile ne semble plus pouvoir être pensé hors du véhicule autonome. Microsoft envisage un marché de 7 milliards de joueurs en ligne. L’e-sport se développe. L’industrie 4.0 et l’Internet des objets (IdO) sont présentés comme des évolutions irréversibles. Le big data est le pétrole de demain, etc.

Or, donnons quelques chiffres. Strubell, Ganesh & McCallum ont montré, à partir d’un réseau de neurones courant utilisé pour traiter le langage naturel, qu’un entraînement consommait 350 tonnes de CO₂, soit 300 allers-retours New York – San Francisco. En 2016, Intel annonçait que la voiture autonome consommerait 4 petaoctets… par jour, sachant qu’en 2020 une personne génère ou fait transiter 2 GB/jour : 2 millions de fois plus. Le chiffre annoncé en 2020 est plutôt de 1 à 2 TB/heure, soit 5000 fois plus que le trafic individuel.

Une caméra de surveillance enregistre 8 à 15 images/seconde. Si l’image est de 4 Mo, on arrive à 60Mo/s, sans compression, soit 200 Go/heure : c’est tout sauf un détail dans l’écosystème énergétique du numérique. Le rapport EDNA de l’IEA pointe ce risque. La « vidéo volumétrique », à base de caméras 5K, génère un flux de 1 To… toutes les 10 secondes. Intel estime que ce format est « le futur d’Hollywood » !

Le jeu en ligne consomme déjà plus, en Californie, que la puissance appelée par les chauffe-eau électriques, les machines à laver, les machines à laver la vaisselle, les sèche-linge ou les cuisinières électriques.

Des émissions en hausse dans tous les secteurs

Tout ça pour quoi, exactement ? C’est le troisième point. En quoi le numérique contribue-t-il au « développement durable » ? À réduire les émissions de GES ? À sauver les sols, la biodiversité, etc. ?

Internet : le plus gros pollueur de la planète ? Source : Brut.

 

Le rapport Smart 2020 promettait en 2008 20 % de réduction des gaz à effet de serre, grâce au numérique. Nous sommes en 2020 et rien ne s’est produit. Le secteur TIC représente 3 % des émissions de GES planétaires, ce que prévoyait plus ou moins le rapport. Mais pour les autres secteurs, rien ne s’est réalisé : alors que le numérique s’est largement diffusé, les émissions augmentent partout.

Les techniques mises en avant se sont pourtant diffusées : les moteurs « intelligents » ont partout progressé, la logistique a massivement recours au numérique et bientôt à l’intelligence artificielle, sans parler de l’usage courant de la vidéoconférence, du e-commerce et des logiciels de guidage dans les transports. Les réseaux énergétiques sont pilotés électroniquement. Mais les réductions ne se sont pas produites, au contraire…

Aucun « découplage » des émissions avec la croissance économique n’est en vue, ni sous l’angle des GES ni sous celui d’autres paramètres tels que la consommation de matériaux. L’OCDE prévoit que la consommation de matière triplera quasiment d’ici 2060.

Effet rebond

Le coupable, dit le rapport Smart 2020, est « l’effet rebond ». Celui-ci repose sur le « paradoxe de Jevons » (1865), qui énonce que tout progrès dans l’efficacité énergétique se traduit par une hausse des consommations.

Curieux paradoxe, à vrai dire. Les différentes formes « d’effet rebond » (systémique, etc) rappellent quelque chose de connu : elles peuvent prendre les gains de productivité, tels qu’on les trouve par exemple chez Schumpeter ou même Adam Smith (1776).

Un article méconnu montre d’ailleurs que dans le cadre de l’analyse néoclassique, qui suppose que les agents cherchent à maximiser leurs gains, le paradoxe devient une règle, suivant laquelle tout gain en efficacité qui se doublerait d’un gain économique se traduit à coup sûr par une consommation croissante. Or les gains en efficacité évoqués jusqu’ici (« loi de Koomey », etc.) ont généralement cette propriété.

Un rapport de General Electric illustre très bien la difficulté. L’entreprise se félicite que l’usage des smart grids lui permette de réduire les émissions de CO2 et de faire des économies ; la réduction de GES est donc profitable. Mais que va faire l’entreprise de ces gains ? Rien n’est dit à ce sujet. Va-t-elle les réinvestir dans le consommer plus ? Ou va-t-elle choisir d’autres priorités ? Rien ne l’indique, le document montre que les priorités générales de l’entreprise restent inchangées, il s’agit toujours de « satisfaire des besoins » qui vont évidemment croissant.

Le numérique menace la planète et ses habitants

Déployer la 5G sans interroger et encadrer ses usages va donc ouvrir la voie à toutes ces applications mortifères. L’économie numérique risque d’achever le climat et la biodiversité, et non pas la sauver. Vivrons-nous l’effondrement le plus grand et le mieux monitoré de tous les temps ? Elon Musk parle de se réfugier sur Mars, et les plus riches achètent des propriétés bien défendues dans les zones qui seront les moins touchées par le désastre global. Car le réchauffement climatique menace l’agriculture : entre manger et surfer, il faut choisir. Ceux qui ont capturé la valeur avec les réseaux numériques ont la tentation de s’en servir pour échapper à leurs responsabilités.

Que faire ? Sans doute, exactement l’inverse de ce que prévoit l’industrie : interdire la 8K ou à défaut décourager son usage, réserver l’IA à des usages restreints à forte utilité sociale ou environnementale, limiter la puissance drastiquement appelée de l’e-sport, ne pas déployer la 5G à grande échelle, assurer une infrastructure numérique restreinte et résiliente et d’accès universel permettant de conserver des usages low-tech et peu consommateurs de calcul et de bande passante. Favoriser les systèmes mécaniques ou prévoir du numérique débrayable, ne rendant pas inopérantes les « techniques de réserve ». Prendre conscience des enjeux. Se réveiller.

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Cet article a bénéficié d’échanges avec Hugues Ferreboeuf, coordinateur du volet numérique du Shift Project

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

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Cet article est publié dans le cadre du cycle de veille 2020 de la Fondation Mines-Télécom, dédié au numérique durable et à l’impact du numérique sur l’environnement. Au travers d’un cahier de veille, de conférences-débats, et d’actions de promotion des sciences en coordination avec l’IMT, ce cycle s’interroge sur les incertitudes et les enjeux qui pèsent sur les transitions numérique et environnementale.

En savoir plus sur le site de la Fondation Mines-Télécom

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3 réponses
  1. Maurice GAGNAIRE dit :

    Merci pour cette excellente synthèse sur la consommation énergétique des réseaux et du calcul. En la matière, les terminaux mobiles (smartphones) me semblent réclamer la réponse la plus urgente. Les avancées en termes d’efficacité des électrolytes utilisés pour les batteries de nos téléphones portables ne seront peut être pas suffisantes eu égard à la croissance du trafic (notamment pour la 5G). Le même problème se pose à plus petite échelle pour les capteurs/actuateurs, bien que des solutions très pragmatiques existent en la matière Pour ce qui est des communications radio-mobiiles, des techniques alternatives basées sur le déport opportuniste d’une partie des traitements dans l’infrastructure fixe (ou mobile!) semblent être une solution transitoire à ce problème.

  2. Jean-luc Tendil dit :

    Bonjour.

    Je cherchais par curiosité des informations sur la consommation énérgétique nationale et mondiale attribuables à l’utilisation des technologies de l’information et de leurs supports ; force est de constater que les chiffres que l’on trouve d’habitude sont assez vagues et se contredisent souvent.

    Et voilà que je tombe sur l’article de Monsieur Fabrice Flipo. Bien rédigé, intelligent, prévoyant. Je vous remercie chaleureusement, et m’en vais partager votre article.

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